Critique MONUMENTAL VALLEY Robert Gligorov

Robert Gligorov, « Monumental Valley » - Galerie Parisud, du 2 février au 18 mars 2006

Fort est de constater que les photographies de Robert Gligorov sont l’application du punctum que définit Roland Barthes dans la Chambre claire. Toutes les œuvres présentées à la galeries Parisud ont cette qualité d’ébranler notre fort intérieur. Là où l’artiste veut toucher son public, il fait mouche ! En cultivant l’ambiguïté, l’insidieux et le décalage, l’imaginaire dans lequel nous plonge Gligorov a une portée éthique et politique qu’il fait bon de voir dans une période soumise à la bienséance et la compromission. Les propositions visuelles de Robert Gligorov recherchent cette même force d’impact que les publicités « chocs » et certaines images contestataires. Déferlent alors, sous nos yeux grands écarquillés, des violences qui jusqu’alors étaient contenues dans le politiquement correct. Les personnes, dans notre société, n’auraient plus de libre arbitre, même dans le choix de leurs transgressions.
Pour l’artiste l’art resterait l’un des derniers refuges de l’expression. Pour exemple, le Zippo allumé, au World Trade Center incrusté, cristalliserait toutes les violences passées. En touchant à cette sacro-sainte icône américaine, Gligorov nous convie à méditer sur les faits qui alimentent encore cette flamme. Même chose dans Eurabia, où la Kaaba se trouve placée, par collage, en plein Paris. Dans Space Odyssée, l’artiste combine le style des journaux satiriques avec le lissé de l’image numérique ; pendant que le continent africain se meurt, figuré par une tête de mort, les lumières des foyers européens luisent dans la quiétude… La mèche allumée par le 11 septembre n’est pas prête de s’éteindre. Le souci reste le même, quant à la prolifération et la saturation des images publicitaires, jusqu'à en contaminer les cimetières (Monumental Valley).
On reconnaît en Gligorov une certaine démarche romantique ; notamment dans le détachement qu’il a pour ses sujets, son goût prononcé pour les choses plastiquement belles et leur mise en scène soignée. Mais également dans l’attrait qu’il nourrit envers le sensible et la délicatesse de la nature - l’artiste mange des fleurs, s’en couvre (Borderline), photographie des bouquets de sa propre composition (Mazzo fiore)…
Dans la série « Insomnia fatale », on découvre un monde épuré et totalement blanc, une inquiétante insomnie constellée de personnages ou de fleurs tâchés de sang. D’une infinie lenteur, la figure de la mort est bien sûr présente, et prend les traits de coquilles d’escargots (Verra’ la morte). On reconnaît ici une sensibilité à fleur de peau, qui n’est pas sans rappeler les photographies d’Araki ou de Mappelthorpe ; ces derniers alternant dans leurs travaux violences sadomasochistes et douceur surannée des plantes. Seulement, la mélancolie romantique de Gligorov n’est pas celle d’un temps révolu, elle est résolument tournée vers l’avenir et les tragédies qui nous guettent.
Considéré comme un « artiste posthumain », Gligorov est souvent comparé à Matthew Barney. A contrario de ce dernier, ses mutations adaptatives posthumaines ne sont pas issues d’une volonté d’évoluer grâce aux nouvelles technologies, mais sont plutôt liées aux conditions de nos existences, dans un milieu pétri par toutes sortes de produits chimiques et radioactifs – ex. Boom, un champignon atomique en chou-fleur.
L’artiste joue les démiurges en agençant des substances organiques les unes aux autres et en créant des formes de vie pour les moins insolites, comme Blacks Flowers Big Mama, If I et Fiore del Sole. Détournée et mutée, la nature n’a qu’un seul objectif, celui de créer la vie. Dans La legenda di fiore – Animanimal n°1, un canari sort de sa bouche/matrice. Dans Bocciolo, la chair se fait le terreau d’une plante. En reprenant un motif de l’une de ses anciennes séries « Endo », les grains de raisin de Uva deviennent des matrices pour les fœtus humains.
Le virtuel est également à l’honneur. Autour d’une colonne de lumière (Colonna), gravitent en apesanteur des hommes et des femmes. Fascinés, seraient-ils prêts, comme les moustiques, à se griller les ailes ?
Les œuvres de Gligorov ne sont, en fin de compte, conçues que dans un but unique : rendre manifeste ce qui est latent, souffler aux oreilles les mots et idées que chacun garde au bout de ses lèvres. La dérision et l’humour noir sont les seules armes qui restent, pour formuler l’idée que le monde vaut encore la peine d’être vécu - même s’il n’évolue pas dans la direction escomptée. Comme Figaro dans Le Barbier de Séville, Gligorov s’empresserait de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. Peut-être, est-ce là le fin mot de son art ?


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