Critique SOMNAMBULES



Mis en ligne depuis 2003, SOMNAMBULES est une œuvre interactive et chorégraphique d’exception, elle est le fruit de la collaboration entre Jean-Jacques Birgé, Nicolas Clauss, et Didier Silhol. Conçu pour Internet, Somnambules est une succession de douze tableaux ou scènes de danse contemporaine avec pour chacun un prélude. C’est également une installation exposée pour un an au Musée du Futur d'Ars Electronica en Autriche et en novembre au Microwave International Media Art Festival à Hong Kong.
L’esthétique soignée et l’interactivité merveilleusement poétique et fluide de ce site reviennent à Nicolas Clauss, qui avec le logiciel Director, crée une savante alchimie entre les mouvements de la souris, le script, les sonorités dépaysantes et expérimentales de Jean-Jacques Birgé et les expressions corporelles dansées de Didier Silhol. Birgé et Clauss ont écrit le scénario et tourné les vidéos, leurs précédentes réalisations figurent sur le site « flyingpuppet ».
Dans les douze tableaux, les corps en mouvement occupent une place centrale. Ce sont ceux de personnages somnambules, en proies aux expressions corporelles des profondeurs de leurs inconscients. Atmosphérique et en impesanteur, leurs corps sont libres de toutes entraves. Didier Silhol qui enseigne la technique Danse Contact Improvisation nous communique tous les registres des émotions du dormeur/éveillé. Le corps, dans ce régime nocturne propice à la rêverie et à la poétique, est rarement séparé de ses doubles : fantôme, ombre, flou vaporeux et reflet. De part son morcellement (mains, pieds, tête), il est même l’objet de fantasmes étranges.
La musique orchestrée par Birgé à la fois concrète, expérimentale et free-jazz, de même que l’intitulé des douze saynètes, évoquent les différents mouvements d’une symphonie ou d’une grille d’improvisation : avec son début et sa fin (Ouverture et Coda), ses différents rythmes (Pluie, Slow down, High), ou bien encore ses différents états d’abstraction (Ghost, Nuage, Fragile et Melting) ou de tragique (Machination, Frontale, Dock).
L’ambiance de cet ailleurs surréaliste fantomatique nous immerge en des contrées encore inexplorées du Web art : les textures graphiques tels que la peinture, la vidéo et la photo se superposent les unes aux autres, tandis que les couleurs sont pourvues de tonalités chaudes ou glacées, toutes droit sorties d’un clair-obscur de Caravage. La qualité de l’image, qui somme toute, se rapproche du cinéma interactif, se définit pour Nicolas Clauss comme des « images animées interactives ». Il faut préciser qu’avant de travailler sur le support numérique, ce dernier peignait.
Ce site qui se donne à voir, invite à agir sur sa matière virtuelle complexe. Afin d’en saisir sa pleine mesure chorégraphique et émotive, une phase exploratoire est nécessaire. L’interaction n’est ici jamais gratuite et la curiosité est récompensée par l’étonnement. Tous mouvements ou clics de la souris renvoient à un geste, à un son ou à de nouvelles séries d’images fixes ou animées. Nous devenons provisoirement nous-mêmes « chorégraphes ». Cette interface, tels les fils du marionnettiste (en s’inspirant de la métaphore de flyingpuppet) permet de faire évoluer ces somnambules aux étranges rêveries yeux grands ouverts dans leur environnement.
Ce site, qui réunit la danse contemporaine et le multimédia, est un exemple abouti du métissage de différents domaines de la narration et d’expression. Il en a été de même en 1965 avec Variation V de John Cage (Merce Cunningham à la danse, Robert Moog et John Cage aux claviers et Nan June Paik aux visuels). Une expérience transdisciplinaire à renouveler…




Publié sur parisart.com