Critique NATURAL / DIGITAL

Ne sommes-nous pas en train de prendre conscience, depuis peu, qu’une nouvelle ère numérique prend son essor ? Après une phase d’assimilation technique et de réinvestissement symbolique dans l’art contemporain, un nouveau paysage se dresse issu de la matrice cybernétique. Les notions de surnature, d’environnement et d’écosystème artificiels en disent long sur le devenir de l’être l’humain. Désormais ce dernier se doit de coexister entre ces dimensions traditionnellement antinomiques par nature que sont le réel et le virtuel. De cette complexité grandissante, l’art ne cherche plus à créer ex nihilo de nouveaux univers conceptuels et oniriques, mais de créer des liens, des ponts entre ces dimensions. La galerie Biche de Bere, la société de production Numeriscausa, associées au festival Arborescence (qui ouvrira ses portes le 30 septembre prochain) en est l’un des plus parfait exemple. Pour cette exposition intitulée NATURAL / DIGITAL sont présents les principaux acteurs français de cette réconciliation annoncée. Le maître mot de cette exposition est la mimesis, en d’autres termes l’imitation des formes organiques, et quoi de plus « naturel » que d’utiliser la métaphore végétale : force vitale en germination sur le terreau des techniques informatiques.
L’une des premières œuvres qui fait lien dans ce processus est l’incontournable et fondateur Pissenlit conçu en 1990 par Edmond Couchot et Michel Bret. C’est par le choix de l’action du souffle que ces enseignants de Paris VIII ont décidée d’agir sur la matière végétale virtuelle. Le participant à cette expérience est invité à souffler sur une interface placée devant l’écran, l’air ainsi expiré est retranscrit en temps réel en une brise virtuelle qui essaime délicatement les gamètes du pissenlit. En modifiant cette célèbre maxime du dictionnaire Larousse, « le numérique sème de son vent virtuel », il appartient à chacun de nous d’en récolter ses fruits.
Paradis Artificiel de Miguel Chevalier serait l’une des premières réminiscence de cette rêverie sans fin. Cet artiste qui explore depuis de nombreuses années les nouvelles technologies présente des plantes virtuelles pourvues d’une vie autonome. Générés par un programme, elles respecteraient leurs propres trajectoires d’évolution saisonnière. En réinvestissant les forces en puissances propres à l’entropie de la Nature, Chevalier se fait démiurge d’une Surnature. Nous voyons ainsi sur l’écran un éden électronique d’un nouveau genre, où croissent en harmonie des plantes transparentes aux couleurs fluorescentes, se balançant au gré d’une légère brise virtuelle. Cette oeuvre poétique et contemplative nous invite, comme l’exprime si justement Nietzsche : « à écouter l’herbe pousser ».
Les deux artistes dont nous allons maintenant parler ont pour même souci de toucher les formes en devenir en collant au plus près de la mère nature. Le projet Drosephylia des artistes Igor Novitski et Yann Guidon, à la confluence du design et de l’art contemporain, est une tentative de ré-appropriation des « mécanismes biologiques élémentaires ». Leur plante symbiotique et biomorphique faite de matériaux de synthèse (résine, leds et fibre optique) est la preuve éclatante, outre celle du génie génétique, que nous pouvons de manière intuitive et expérimentale créer de nouvelles formes de vies artificielles. Ces artistes poussent la logique de l’artifice à son comble en créant une plante répondant aux stimuli extérieurs. L’Art Nouveau et ses formes architecturales et d’ameublement inspirées par le vivant n’était alors qu’une ébauche, avec Drosephylia nous passons à un nouveau stade pratique.
Toujours dans cette volonté de se confronter aux formes du vivant, Phytosphère d’Etienne Rey est une œuvre immersive qui nous plonge dans une mer primordiale, où se croisent le destin de créatures avatars. De formes inspirées par les plantes sub-aquatiques, elles oscillent entre un devenir végétal et l’animal. Ces êtres « zoo-phyto-planctoniques hybrides » évoluant en milieu virtuel, et mus par un logiciel évolutif, sont les acteurs d’une perpétuelle mise scène. Cette dernière n’est autre que le théâtre de la vie, avec ses multiples évènements, ses agrégations de groupes et ses proto-langages sonores. Cette œuvre est issue de Dirigeable, et fait partie d’un plus vaste projet en cours de réalisation : Mille Mondes. Tout un programme…
Avec Papiers peints numériques, Samuel Rousseau s’intéresse à la dimension poétique de l’image vidéo, en l’inscrivant dans nos environnements les plus quotidiens. Sans démarche préétablie d’avance, il cherche toujours à s’étonner. Certainement influencé par le Pop Art kitsch de Warhol (lui-même ayant conçu un papier peint empruntant le motif de la robe d’une vache) Rousseau nous surprend en utilisant des motifs d’objets animés sortis tout droit de la vie courante, avec un rien de psychédélisme. Son art qui se situe à la confluence de l’architecture, du design et de l’art contemporain tente de bouleverser les conventions esthétiques établies. En perpétuant le processus bien connu que l’art et la vie soient confondues, un nouveau pas est franchi en utilisant le numérique. Au même titre que la domotique, ce papier peint d’un nouveau genre, devrait bientôt faire partie de l’écosystème de notre habitat.
Avec Des Fleurs, Reynald Drouhin s’attaque à un tout autre écosystème, celui d’Internet. En « récoltant une moisson » de données de près de 400 sons, 400 mots et 400 images grâce à un moteur de recherche sur Internet, l’artiste constitue une œuvre interactive, évolutive, somme toute monstrueuse et bruyante. Dans une mise en scène improbable, car reposant sur des formes génératives et aléatoires, nous distinguons sur le sol un visage où se succèdent les sept portraits des artistes de la plate forme Incident.net. (Karen, Gregory, Philippe, Marika, Julie, Michael, Reynald). En d’autres termes, ce visage déstructuré et défragmenté fait de toutes sortes d’images est la métaphore d’une communauté qui a pour destin d’œuvrer sur la matière virtuelle. Cette aventure artistique sur le virtuel est consolidée par l’émission d’un brouhaha de sons d’une nature en éveil et de mots. Ce visage polymorphique rendu monstrueux par ses incessantes mutations, démontre par sa présence qu’Internet (univers de segments épars de mémoire collective) est vivant. Et ce sont ses utilisateurs qui en l’alimentant lui donne vie.Ces œuvres qui viennent d’être succinctement présentées ne sont que les ramifications aériennes et visibles d’un rhizome souterrain beaucoup plus vaste. Celui d’une communauté d’artistes qui fait acte, par la réappropriation des techniques numériques et le filtre de l’art, de tarauder l’imaginaire technologique contemporain. Leur leitmotiv est de faire ressortir les principaux enjeux de réflexion sur l’avènement de cette nature digitale et d’explorer les territoires plastiques et esthétiques qui s’offrent désormais à nous


Publié sur ParisArt.com