Texte ON-AIR : Pour une contribution à l'esthétique des flux

ON-AIR : pour une contribution à l’esthétique des flux

Le projet architectural que propose Michele Bonni est pour le moins novateur. Et nous ne pouvons résolument l’aborder de manière sérieuse et exacte sans le recontextualiser à la lumière de l’histoire de l’architecture et des avancées technologiques auxquelles les architectes ont recourt. Car traiter d’une architecture « immatérielle », qui fait preuve d’une « invisible » présence, mais non moins certaine dans son vécu sensoriel, rend compte d’un type de sensibilité post moderne, fruit du processus d’individuation de la matière aérienne. Les processus de connaissance d’une matière aussi volatile et intangible ne sont plus aussi opaques, mais cet air dynamique est encore habité par les rêveries que suggère sa récente conquête. L’œuvre de Michele Bonni en est la preuve éclatante, en menant une démarche esthétique qui réhabilite le monde du sensible de l’air.

Nous voyons là se dresser une anti-architecture en niant la convention que le bâti d’une construction est forcement constitué de parois et de plafonds, tout en préservant la propriété minimale de tout habitat qu’est la protection. Du flux d’air pulsé par ventilateur qui enveloppe le corps, nous assistons à l’émergence d’une île atmosphérique pour reprendre le terme de Peter Sloterdijk1, autrement dit une enveloppe invisible protectrice créant un intérieur et un extérieur : une sphère.

Depuis le Cristal Palace de Paxton, le thème de la transparence, de l’invisibilité ou bien encore du jeu avec la lumière sont devenus les enjeux majeurs de l’architecture moderne. Cette recherche qui procède par l’élimination des murs, par l’usage immodéré du verre ou du plexiglas suit son cours et, telle une matrice, nous offre en retour un éclatement de formes qui se donnent à voir. De manière radicale et sans compromission, Michele Bonni poursuit cette même logique à son terme, il n’est plus dans l’expectative d’une « apparente transparence », mais bien dans la présence d’une « invisible aura », et ce pour l’accès à un nouveau plan d’immanence architecturale. Le mur, si on peut encore parler de mur, n’est plus cette interface concrète entre l’extérieur et l’intérieur. La seule interface est celle qui a toujours été : la peau, enveloppée et caressée par l’air et les caprices des conditions atmosphériques. A juste titre, nous passons un cap dans la prise de conscience de l’environnement aérien, pour devenir une source de nouvelle expérimentation. Je pense notamment à l’Hormonarium présenté à la biennale de Venise par les architectes suisses Jean-Gilles Decosterd et Philippe Rahm, où ils reproduisent un environnement raréfié d’oxygène, équivalent à une altitude de 3000 mètres, ce dispositif étant couplé par la gestion d’autres facteurs tels que la lumière, la température2.

Cette prise de conscience n’est certes pas récente, il faudrait revenir sur ses fondements. Michel Ragon formule dans l’introduction de son deuxième tome de L’histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme moderne3 un constat très intéressant : les utopies architecturales du XIX ème qui ne furent pas réalisée lors de ce siècle, mais furent réalisées au début du XX ème. Ainsi au XIX ème siècle, des personnages tels que Charles Fourier projetait de créer des passages climatisés à Paris ou encore Paxton, concepteur au départ de verrière, qui désirait chauffer le Cristal Palace. Par la suite, des architectes tel que Buckminster Fuller parachevèrent ces utopies en voulant créer un dôme géodésique pouvant contenir une ville entière. Maintenant, on ne compte plus les environnements auto-régulés et climatisés, à plus ou moins grande échelle, et produits de manière industrielle. Ces déplacements successifs sur les connaissances climatiques ne se réduisent plus à un milieu fermé et cloisonné de manière étanche. Même si ces projections peuvent être appliquées en théorie à l’échelle de l’écosystème d’une ville, mieux encore, à celle d’une planète selon les principes de la terraformation, en désirant recréer une atmosphère terrestre sur une autre planète, elles ne restent encore qu’hypothétiques. Il suffit de prendre connaissance des problèmes qu’a rencontré le projet Biosphère II pour s’en convaincre.

De manière plus générale, il faut relever que depuis les années 50 de nombreux projets architecturaux ont pour imaginaire commun le désir d’immersion et de protection, reclus dans une unité minimale, enclosant le corps dans une sphère. Expérimentations dont on devine les sources dans le désir de s’affranchir de la gravité terrestre pour accéder à l’apesanteur du milieu liquide ou de l’espace. Ceci ouvre un champ de questionnement plus vaste sur le désir de l’humain de vouloir s’affranchir des limites qui lui sont physiologiquement autorisées, en reproduisant les conditions de sa survivance en milieu hostile, ou plus concrètement de préserver la vie, en l’enfermant dans des bulles, dans des environnements que nous avons nous même investis pour ensuite s’en protéger.

Michele Bonni conçoit une architecture intermédiaire entre la création d’une bulle tournée vers son intérieur et la recréation d’un climat en extérieur. On y perçoit la continuation des expérimentations menées par Olafur Eliasson ou de Nicolas Schoffer, selon un art du flux. Celles de tendre vers cette transparence et vers cette sensation que l’air peut être habité autrement Un art qui paradoxalement ne renvoie plus à une dimension immatérielle, qui aurait pour corrélat le vide, mais qui, à bien des égards, prend en considération la matérialité abstraite et insaisissable des molécules. Dans ON-AIR, la prévision que fit Otto Frei en 1969 se réalise : « Dès à présent, connaissant les propriétés plastiques et chimiques de l’air, nous pouvons imaginer un équipement qui permettrait de construire des volumes sans emploi de matériaux. Pour l’instant la dépense d’énergie nécessaire est trop élevée. Mais le jour viendra où nous saurons nous passer des matériaux de construction »4 Ce jour ne se fait plus attendre et l’environnement « cybernétisé » qu’a mis au point Michele Bonni, grâce à l’utilisation de ventilateurs centrifuge de type Thermoscreens, à l’esthétique minimaliste en forme de T, n’est plus une conjecture, mais bien un possible qui n’attend plus que d’être réalisé.

Il faut se rendre à l’évidence, ON-AIR renvoie à une logique de la sensation exacerbée du touché, celle de sentir la viscosité du flux de l’air pulsé sur la peau. C’est un espace éminemment haptique, mieux encore un « espace lisse » et « nomade » pour reprendre la terminologie de Deleuze et Guattari5 : c’est à dire un espace de proximité, de sensations et d’affects intenses, traversé de toute part par des flux, des micros événement qui ne renvoient plus au modèle de la vision. Comme nous disions plus haut l’air devient paradoxalement « habitable », et de part une sensibilité propre au Baroque, ce sont les plis invisibles et infinis de la matière aérienne que nous expérimentons sur l’instant. Dans une logique du déploiement de l’Ecoumène, comme espace de vie où réside l’être humain, cet espace topologique ou œuvre immersive permet de réinvestir cette matière aussi élémentaire et vitale que l’air.

1 Ecumes, sphère III (Maren Sell Editeur, diffusion Seuil, Paris)

2 L’architecture physiologique Edition Birkhäuser

3 Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme, tome II : pratique et méthode (Edition Casterman, Paris)

4 Propos d’Otto Frei recueillis par Michel Ragon dans Esthétique de l’architecture contemporain p74 (Edition du Griffon, Neuchatel)

5 Capitalisme et schizophrénie, Tome 2 : Mille plateaux pp 592-624 (Ed. de Minuit, Coll. Critique, Paris)