Texte STELARC Performance





































Nombreux, dans le vaste domaine de l’art contemporain, sont fascinés, par les performances de l’artiste australien Stelarc. Au début, ce dernier acquit sa notoriété en élaborant des performances où il se suspendait par des crochets, performances inspirées par les cérémonies rituelles des peuples amérindiens et de la caste des Sadhus en Inde. Outre ces suspensions qu’il interprète comme la nécessité d’éprouver l’élasticité de la peau, Stelarc oriente ses recherches vers d’autres expériences grâce à l'emploi de technologies de pointes.

Il est considéré avec Orlan et Matthew Barney comme l’un des fers de lance des artistes post-humains. La technologie, auparavant considérée comme un dispositif d’oppression technocratique, devient un outil d’affranchissement. De cette post-humanité naissante, Stelarc serait l’incarnation du cyborg, de l’homme bionique de l’ère post-industrielle, Matthew Barney le représentant androgyne du mutant et le retour de l’animalité en l’humain, tandis que Orlan trouve dans la chirurgie esthétique et les images de synthèse (principe du morphing) les outils de sa propre métamorphose. Pour « profession de foi », ils affirment que le corps est désormais obsolète : le corps ne se suffisant plus à lui-même. En s’inspirant des théories évolutionnistes de Darwin, ces artistes avancent la nécessité d’adapter le corps aux nouvelles conditions technologiques post-modernes, et d’accéder ainsi à une post-humanité c’est-à-dire une humanité réservée à ceux qui ont la volonté de remédier aux imperfections dont est affublé notre corps, et de faire correspondre ce dernier aux nouvelles socialités contemporaines. Ce mouvement d’opinion est partagé par certaines communautés scientifiques, de chercheurs universitaires, d’informaticiens amateurs et en ce qui nous intéresse des artistes.

Selon Stelarc le corps post-humain serait une machine homogène et synthétique : un être cybernétique et robotique qui ne serait plus soumis aux dysfonctionnements et aux tares biologiques dont on affuble le corps humain. Dans toutes ses performances la démarche de Stelarc s’attache à recréer, à refondre l’être humain, avec comme souci d’examiner et de modifier le corps. On voit ici un dépassement des valeurs issues de la modernité, pour David Le Breton : « Les valeurs cardinales de la Modernité celles que met en avant la publicité, sont celles de la santé, de la jeunesse, de la séduction, de la souplesse, de l’hygiène. Ce sont les pierres d’angle du récit moderne sur le sujet et sa relation obligée au corps. »1 . Par renversement au sujet moderne, Stelarc n’aurait plus qu’une seule préoccupation, celle du corps/objet en interaction avec l’objet technologique. Il poursuit ce processus moderne de désincarnation et d’idéalisation du corps, en le poussant inexorablement à ne devenir qu’objet et image. On décèle cette état d’urgence dans toutes ses performances : toutes les actions motrices et sensitives du corps se doivent d’être amplifiées et prolongées par l'incorporation de prothèses et d’interfaces. Il est l’incarnation la plue aboutie du Cyberpunk, en référence au genre littéraire créé par le célèbre roman de William Gibson Neuromancer2.

Notre tâche dans cet exposé sera de rendre compte des différents « traitements » sensoriels que suscitent ses performances. Les artefacts avec lesquels il exécute ses performances sont créés grâce au pouvoir de suggestion et d’imagination de l’artiste et sont permis grâce aux innovations techniques développées par des scientifiques en recherche fondamentale. En Stelarc nous avons un exemple de la confusion ou la fusion de la performance dite artistique et de la performance dite technologique. Nous sommes en présence d’une pratique artistique qui prend au pied de la lettre l’étymologie grecque du mot art, c'est-à-dire techné. Il traite ainsi de l’expérimentation du dialogue entre la technologie (technique) et l’art (l’artiste) ce qu’Edmond Couchot nomme une expérience technesthétique3.


 

Par un petit détour dans la sphère du fantastique, nous allons nous attacher à présenter l’« œuvre complète », c'est-à-dire une performance qui a eu lieu à la galerie Maki à Tokyo le 2 mars 1986. Bien que cette performance soit quelque peu ancienne, elle est symptomatique de son art technologique. Ainsi, tous les dispositifs qu’il avait auparavant endossés séparément dans différentes performances se trouvent à ce moment réunis sur son corps. La vision de ce corps câblé, bardé de capteurs et de stimulateurs rappelle étrangement un numéro spécial d’un comics book américain intitulé L’ Arme X4 . Le célèbre illustrateur Barry Windsor-Smith met en scène le mutant Serval ou Wolvrine au moment où on lui injecte sur toute son ossature le métal « le plus résistant de l’univers » : l’Adamentium ; lui constituant une « endo-armure » indestructible. Ce qui rapproche le travail de cet illustrateur et celui de Stelarc c’est la valeur esthétique qui s’en dégage dans la complétude des formes. Les deux corps nus et trapus représentés se trouvent pareillement engoncés dans un lacis de câblages, chacuns d’eux reliés à une matrice cybernétique et des appareils de contrôle de survie. Ces corps entravés par des prolongements cybernétiques, l’un réel l’autre imaginaire, sont les figures de l’homme câblé, branché, assisté par la technologie. Pour Serval se sont des « chaînes » qui le relie au centre de contrôle pour tenter de canaliser son « animalité améliorée » et dévastatrice (l’archétype du super-héros mutant) afin de le contrôler, tel un robot, une marionnette perfectionnée pour le combat. Quant à Stelarc, il évoque la métaphore d’un corps qui ne se suffit plus à lui-même, dont la physiologie serait vouée selon lui à l’obsolescence. Il se veut être un cyborg, un être symbiotique, une figure monstrueuse au carrefour de l’homme et de la machine, une figure dans l’incomplétude du corps alliant les connaissances médicales et cybernétiques.

Présentation des éléments constituant la performance

Corps Amplifié
On parle souvent du corps amplifié, prolongé au sein de la cyberculture comme extension médiatique (l’information) du système nerveux central. Stelarc reprend ce principe au pied de la lettre dans sa performance Corps Amplifié / Yeux Lasers et Troisième Bras. Cette conception est en grande partie tirée de la théorie des mass médias de Marshall Mc Luhan, chef de file de l’école de Toronto, qui émet l’hypothèse que les inventions technologiques sont des prolongements ou auto-amputations du corps5.
Grâce l’aide de senseurs spécifiques, il fait acte d’amplifier l’activité acoustique interne du corps pour la rendre externe. Chaque activité qu’elle soit vitale, mentale ou motrice crée une variété de sonorités et de fréquences distinctes. N’ayant malheureusement pas eu l’occasion d’assister à cette performance, on peut imaginer sans trop de difficultés les sonorités qui s’en dégagent. Une cacophonie expérimentale où l’instrument de musique privilégié serait l’activité du corps dans les pulsations répétitives de la circulation des flux vitaux et le son infime qui se dégage lors de l’impulsion musculaire de la motricité. A cela une autre vie est prise en considération, du moins en tant qu’ersatz, c’est la vie propre des mécanismes de la machine, incarnée par ses moteurs. Il faut ajouter que les yeux lasers sont la métaphore visible de l’extension de la vision, comme si l’on pouvait voir de manière physique le regard pétrificateur d’une Gorgone.
Le Corps Involontaire
La stratégie de mouvement dans cette installation repose sur l’action involontaire du bras gauche pour reprendre la formule de Stelarc. Ce corps automatique met en exergue que le corps peut devenir autonome dans l’action. Il est involontaire à proprement parler dans le sens ou c’est l’ordinateur qui se substitue au cerveau, court-circuitant par là, le travail d’action qui lui est imparti. Le principe de décision n’est plus ordonné par l’impulsion du système nerveux central. Dans cette réalisation au lieu que ce soit l’homme qui programme la machine dans ses actions motrices, c’est la machine qui programme l’homme. La spécificité cognitive de l’action n’est plus respectée, mais on peut supposer que celle de la pré-action le soit. Le cerveau ne peut être totalement passif, bien que Sterlarc fasse en sorte de décontracter ses muscles, il lui reste certains réflexes.

Troisième Bras

Le troisième bras se trouve accolé au bras droit. Il est le double matériel du second, au départ un fantôme qui n’aurait pas d’existence propre, autre que dans l’imagination de celui qui l’a engendré : le désir de prolonger son schéma corporel existant par une nouvelle extension prothétique de soi. Cette excroissance est le résultat des connaissances et du savoir-faire technique de l’ingénierie en cybernétique : ceci donne une forme mécanique, celle d’un bras articulé automatisé par des servomoteurs et actionné par des contractions musculaires. Il y a ici l’établissement d’un algorithme moteur : séquences pré-programmées de gestes permettant de faire évoluer le Troisième Bras. Grâce aux fléchissements des jambes et les contractions abdominales (du tronc dans sa totalité) ce bras peut pincer, saisir, lâcher, tourner son poignet à deux cent quatre-vingt-dix degrés dans les deux directions, et possède un système de rétroaction tactile qui donne un sens rudimentaire du toucher en stimulant les électrodes fixées au bras de l’artiste

Une chorégraphie de l’« homme robot »

Dans les trois dernières parties, nous avons abordé séparément les éléments constituants la chorégraphie générale, nous allons désormais aborder les éléments relevant de l’imaginaire dans lequel nous plonge l’artiste. Le reconstituer, c’est inclure les éléments subjectifs que véhicule le corps dans ses pratiques dansées, mimées et inclure sa charge symbolique : le signifié de la mise en scène insufflé par la symbiose entre l’homme et la machine et qui respecte la logique théâtrale de la performance dans la monstration de soi.

Stelarc dans la volonté de donner de nouvelles fonctionnalités à son corps, a l’obligation de se plier à l’expérimentation technologique lors de ses travaux artistiques. Il se doit d’intégrer dans la chorégraphie ce qu’il s’est lui-même imposé, c’est à dire de tous les dispositifs dont il s’est affublé. L’immobilisme s’impose lors de la performance de par le lacis de câbles qui l'enveloppe, l’équilibre est instable du fait du poids et des contritions. Le bras droit semble pourtant exempt de tous procédés techniques, mais en fait il se trouve contrit et engoncé par le support matériel. Il y a un contrôle des muscles abdominaux et des muscles fléchisseurs des jambes pour actionner la deuxième main droite, et a contrario un relâchement musculaire du bras gauche pour que les stimulateurs du bras involontaire soient en action. La tête est partiellement autonome puisqu’elle est munie d’un capteur de position d’inclinaison de la tête, et de lentilles laser et pour clore, il y a « une ombre vidéo » : images prises par des caméras disposées autour de lui et projetées sur un écran vidéo.

Stelarc dans cette tentative de greffer un troisième bras prothétique, et dans ses autres créations, touche à la figure de l’homme-robot, du cyborg. Pour son acception, il y a la nécessité de passer par la figure du monstrueux. Stelarc fait de son corps un lieu d’expérimentation, comme s’il faisait don de soi pour développer une sur-humanité utopique dérivée de la trame « naturelle » de la phylogénèse humaine. Il tente de devenir l’être artificiel par excellence. La motricité de son corps ne serait qu’un rouage infime comparé à ces aspirations. Il n’en est pas moins la base réelle de la simulation de nouveau corps. Avec la figure « première » et « archaïque » de l’homme-robot, on perçoit comment peut s’agencer les « machines désirantes » de Deleuze et Guattari, des machines qui ne sont plus fantasmatiques ou oniriques en tant que telles, mais qui seraient belle et bien des machines techniques déterminées et engendrées par leurs modes techniques de production sociale. Ces machines désirantes seraient directement liées et connectées aux flux du corps, en cela elles sont ses prolongements. Les fonctionnalités recherchées par Stelarc dans les éléments chorégraphiques du corps, nous rappellent que ces machines qui se substituent au corps physiologique, n’ont de fonctions que dans celles que l’on leur assigne.

Dans le registre concernant la fascination technologique, cette performance peut être considérée comme la continuité des travaux élaborés par le Futurisme et le Bauhaus. C'est-à-dire une fascination du corps anthropomorphique machinique dont on peu déceler les principales figures dans les statues parlantes grecques, le mythe du Pygmalion et du Golem et plus récemment dans les automates du XVIII ème, le robot industriel et le cyborg. Le père fondateur du Futurisme, Marinetti, créa une pièce en 1905 (époque pré-futuriste) qui s’intitule Les poupées électriques. Il est un précurseur éclairé lorsqu’il traite de la présence aliénante de la machine dans le monde des hommes, il inspira par la suite Karel Capek dans la pièce « R.U.R » (Rossums’s Universal Robots ») qu’il conçut en 1920. Ces derniers dans leurs domaines respectifs, ne se doutaient encore qu’ils critiquaient de manière ironique (Marinetti) et sardonique d’inspiration marxiste (Capek) le mythe du surhomme d’acier qui devait quelques temps après naître. On peut ajouter à ceci l’une des concrétisations de cette homme-machine dans le théâtre mécanique et le festival métallique du Bauhaus d’Oscar Schlemmer. Exécrant les formes désuètes, il élabora une esthétique novatrice avec les constructivistes russes, selon le rapport entre Art et Technique.

Conclusion

Le germe de la cybernétique, comme nouvelle épistémé, voit ses influences s’élargir sur toutes les structures techniques pré-existantes, si bien que dans notre quotidien nous ne pouvons que difficilement nous en passer. La propagation de l’électronique et de l’informatique est comparable à celle du moteur à explosion, et en cela le dépasse, pour être la base de toutes activités scientifiques.
Le principe de métastabilité qui anime toute la pensé conceptuelle et philosophique de George Simondon, qui reprend les domaines de la chimie et de la cybernétique, permet d'approcher au mieux le fonctionnement interne d’une technique, dans son environnement et approcher ainsi sa forme6 . La métastablisté désigne l’état de l’équilibre instable ou pseudo-équilibre, il s’agirait d’un état limite à la fois suffisamment stable pour ne pas changer d’état et à la fois détenant presque toutes les potentialités pour le changement. Simondon en fait un caractère général de l’être, mais ce qui nous intéresse c’est ce qu’il relate sur les techniques. Pour qu’une lignée technique se développe, selon Simondon, elle se doit de passer par des paliers de stabilité. Arrivé à saturation dans son développement, c’est-à-dire après avoir suffisamment accumulé des micro-changements qui saturent l’environnement technique, il s’opère un réarrangement de sa forme pour une nouvelle exploitation et expansion. Avec Internet, le développement des machines de troisième génération, le système technique accède à un état toujours plus sur-tendu. On ne peut présager s’il y aura un changement prépondérant. Mais avec la biotechnologie et la nanotechnologie, la cybernétique pourrait prendre un nouvel essor déterminant. Les connaissances n’auraient pu être permises sans l’analogie de Wiener : cerveau/ordinateur et réseau, maintenant c’est la perception motrice du corps, auparavant écartée, qui tient une place centrale avec une autre analogie cette fois plus ancienne, celle de l’homme/machine.
L’exemplarité de Stelarc permet d’accéder à une situation d’emprise sur le corps toujours plus achevée dans son instrumentalisation. Il est certain que le feed-back (retour) sensoriel s’affine en fonction de la matière avec laquelle l’objet est réalisé : retour de force, flexibilité, rigidité, répartition des masses et positionnement du centre de gravité, ou plus spécifiquement suivant le nombre de senseurs (Ex : micro-swifts) et la sensibilité recherchée ou optimisée.
Mais on peut constater que le corps, même s’il peut se mouvoir en toute liberté, se trouve être toujours plus « déconnecté », comme dans le cas du Corps Involontaire. L’action du corps n’étant pas déclenchée directement par la personne agissante mais par son « hôte », en reprenant un terme relevant des rites de possessions. La machine transforme l’homme en un automate désarticulé. Le corps dans ce complexe ne fait que prolonger un processus toujours plus mimétique vers la machine. Au vu des simulations virtuelles que certains prophétisent, nous en sommes encore loin. Nous ne sommes pas encore dans ce qu’envisage Virilo avec la camisole électro-ergonomique7 . Il est grandement possible que cela devienne réalisable, ce qui contribuerait pour les pessimistes à un asservissement toujours plus total vis-à-vis de la machine.
Stelarc peut certes être considéré comme très marginal, mais on peut concevoir que l’Art participe à l’accumulation des énergies, c’est-à-dire à accentuer la métastabilité du système technique, en hybridant les formes techniques avec les expressions corporelles artistiques.

1 Anthropologie du corps et modernité p138 Ed. PUF, Coll. Sociologie d’aujourd’hui, Paris, 1990.

2 Neuromancien (Ed. J’ai lu, Coll. Sience-fiction, Paris, 319p)

3 « L’image – mais pas seulement : installation, sculpture, performance…, c’est moi qui souligne - est une activité mettant en jeu des techniques et un sujet (ouvrier, artisan ou artiste, selon les cultures) opérant avec ces techniques mais possesseur d’un savoir-faire qui porte toujours la trace, volontairement ou non, d’une certaine singularité. En tant qu’opérateur, ce sujet contrôle et manipule des techniques, mais en retour il est façonné à son insu, par des techniques à travers lesquelles il vit une expérience intime qui transforme la perception qu’il a du monde : l’expérience technesthétique. » p8 La technologie dans l’art, de la photographie à la réalité virtuelle (Edition Jacqueline Chambon, Nîmes, 1998, 271p

4 dessiné par Barry Windsor-Smith, grand dessinateur, illustrateur et scénariste de Comic’s Book américain, mais aussi d’éditions cartonnées, c’est fait connaître à ces débuts pour avoir lancé Conan pendant les années 70 de l’écrivain Robert Howard Philips . Wolvrine, L’arme X, V.F. (version française). Marvel France/Panini France S.A. & Edition Bethy S.A., 1998, 120p.

5 Pour plus de précision : L’amour des gadgets, Narcisse la narcose pp 61-68 in Pour comprendre les médias, les prolongements technologiques de l'homme, Edition du Seuil, Collection Points Essais, Paris, 1964

6 Tentative de Simondon qui se résume en la réunion de la forme idéale et archétypale platonicienne et la forme hylémorphique aristotélicienne (couple matière/forme) afin de toucher la morphologie du système technique et ses processus inhérents d’individuations. Cette forme est très proche de celle mise en évidence dans la tradition allemande de la gesthaltthéorie. Du mode d’existence des objets technologiques Ed Aubier, Paris, 1989, 1ère édition en 1958.

7 « S’agit-il d’améliorer la perception de la réalité ou de pratiquer le réflexe conditionné, au point de mettre sous influence l’intelligence de la perception des apparences ? » Paul Virilio « le privilège de l’œil » in Quaderni n° 21 p77